Thème :
Rentrée littéraire 2025
Littérature
La quatrième de couverture
Une si longue lettre est une œuvre majeure, pour ce qu’elle dit de la condition des femmes. Au cœur de ce roman, la lettre que l’une d’elle, Ramatoulaye, adresse à sa meilleure amie, pendant la réclusion traditionnelle qui suit son veuvage.
Elle y évoque leurs souvenirs heureux d’étudiantes impatientes de changer le monde, et cet espoir suscité par les Indépendances. Mais elle rappelle aussi les mariages forcés, l’absence de droits des femmes. Et tandis que sa belle-famille vient prestement reprendre les affaires du défunt, Ramatoulaye évoque alors avec douleur le jour où son mari prit une seconde épouse, plus jeune, ruinant vingt-cinq années de vie commune et d’amour.
La Sénégalaise Mariama Bâ est la première romancière africaine à décrire avec une telle lumière la place faite aux femmes dans sa société.
La première page
Aïssatou,
J’ai reçu ton mot. En guise de réponse, j’ouvre ce cahier, point
d’appui dans mon désarroi : notre longue pratique m’a enseigné que la confidence noie la douleur.
Ton existence dans ma vie n’est point hasard. Nos grand’mères dont les concessions étaient séparées par une tapade, échangeaient journellement des messages. Nos mères se disputaient la garde de nos oncles et tantes. Nous, nous avons usé pagnes et sandales sur le même chemin caillouteux de l’école coranique. Nous avons enfoui, dans les mêmes trous, nos dents de lait, en implorant Fée-Souris de nous les restituer plus belles.
Si les rêves meurent en traversant les ans et les réalités, je garde intacts mes souvenirs, sel de ma mémoire.
Je t’invoque. Le passé renaît avec son cortège d’émotions. Je ferme les yeux. Flux et reflux de sensations : chaleur et éblouissement, les feux de bois ; délice dans notre bouche gourmande, la mangue verte pimentée, mordue à tour de rôle. Je ferme les yeux. Flux et reflux d’images ; visage ocre de ta mère constellé de gouttelettes de sueur, à la sortie des cuisines ; procession jacassante des fillettes trempées, revenant des fontaines.
Le même parcours nous a conduites de l’adolescence à la maturité où le passé féconde le présent.
Amie, amie, amie ! Je t’appelle trois fois1. Hier, tu as divorcé. Aujourd’hui, je suis veuve.
Modou est mort. Comment te raconter ? On ne prend pas de rendez-vous avec le destin. Le destin empoigne qui il veut, quand il veut. Dans le sens de vos désirs, il vous apporte la plénitude. Mais, le plus souvent, il déséquilibre et heurte. Alors, on subit. J’ai subi le coup
de téléphone qui bouleverse ma vie.
Un taxi hélé ! Vite ! Plus vite ! Ma gorge sèche. Dans ma poitrine
une boule immobile. Vite ! Plus vite ! Enfin l’hôpital ! L’odeur des suppurations et de l’éther mêlés. L’hôpital ! Des visages crispés, une escorte larmoyante de gens connus ou inconnus, témoins malgré eux de l’atroce tragédie. Un couloir qui s’étire, qui n’en finit pas de s’étirer. Au bout, une chambre. Dans la chambre, un lit. Sur ce lit : Modou étendu, déjà, isolé du monde des vivants par un drap blanc qui l’enveloppe entièrement. Une main s’avance, tremblante, et découvre le corps lentement. Dans le désordre d’une chemise bleue à fines rayures, la poitrine apparaît, velue, à jamais tranquille. Ce visage figé dans la douleur et la surprise est bien sien, bien siens ce front dégarni, cette bouche entr’ouverte. Je veux saisir sa main. Mais on m’éloigne. J’entends Mawdo, son ami médecin m’expliquer : Crise cardiaque foudroyante survenue à son bureau alors qu’il dictait une lettre. La secrétaire a eu la présence d’esprit de m’appeler. Mawdo redit son arrivée tardive avec l’ambulance. Je pense : « le médecin après la mort ». Il mime le massage du cœur effectué ainsi que l’inutile bouche à bouche. Je pense encore : massage du cœur, bouche à bouche, armes dérisoires contre la volonté divine.
KABA LOUNCENY, élève et écrivain guinéen. Né en 2003 à Faranah, Kaba LOUNCENY est un jeune étudiant aspirant à la carrière de romancier.